A 70 km au sud de Saint-Louis, à l'écart de la route de Dakar, Louga, dont la population avoisine les 130 000 habitants, n'aurait rien de remarquable si les maisons n'y poussaient comme des champignons, transformant la ville en un immense chantier. Certaines atteignent deux, voire trois étages, agrémentés de terrasses et de loggias, et sont souvent recouvertes de carrelages, summum du luxe. Les petits immeubles sont également nombreux et rivalisent de modernité avec le nouveau palais de justice qui fait la fierté des Lougatois.

Beaucoup de ces clinquantes résidences sont inhabitées et attendront peut-être longtemps leur heureux propriétaire, qui réside en Europe. Ce boum immobilier est en effet le fruit de l'émigration qui, à Louga, a pris un tour très particulier.

Ici, le tropisme du départ est si fort qu'en l'absence des hommes de 18 à 50 ans la ville semble essentiellement peuplée de femmes, d'enfants et de vieillards. On n'en croise pas moins, par dizaines, des Mercedes en bon état, contrastant avec le misérable parc automobile de Dakar.

Cette opulence a une histoire que Saliou, un notable quinquagénaire, connaît bien, mais ne raconte que dans l'intimité de sa petite maison : "Nous avons connu une très nette évolution ici depuis un quart de siècle. Avant, c'était les ruraux des lisières nord et est du pays qui partaient vers la France où ils vivaient dans des foyers et travaillaient souvent comme éboueurs. Dans notre région, les départements de Louga, Dahra, Kebemer et Linguere, la majorité des gens vivaient de l'agriculture sylvo-pastorale extensive. La vocation de voyageur était au moins aussi forte ici qu'ailleurs, mais elle était bridée."

La vague locale d'émigration aurait pris son essor dans les années 1980 après l'élection d'Abdou Diouf. Natif de Louga, le président a "fait sauter le verrou du visa de sortie" et créé un appel d'air dans lequel ses ex-concitoyens se sont engouffrés. "Jusqu'à l'institution d'un visa d'entrée pour la France, en 1986, les départs étaient légaux. Ensuite, les restrictions devenant de plus en plus rigoureuses, les plus riches en ont été réduits à s'acheter des visas en règle, moyennant 3 millions de CFA (45 000 euros), et les autres ont utilisé les filières clandestines. Mais on a vu aussi fleurir les subterfuges."

Parmi les "combines" les plus courantes, Saliou en pointe trois : culturelle, religieuse et politique. "Chaque fois qu'une troupe est invitée à un festival de musique, de danse ou de théâtre en France, en Belgique, en Roumanie ou en Grèce, dix ou douze faux artistes se mêlent aux six ou huit vrais. Il suffit de se munir d'un tam-tam ou autre instrument pour se fondre dans le groupe et s'évaporer une fois arrivé." Selon Saliou, les marabouts (les imams dans l'islam sénégalais) de l'omnipotente confrérie des mourides, très proche du pouvoir actuel, qui vont régulièrement visiter leurs ouailles en Europe et disposent souvent de passeports diplomatiques, bénéficient également de facilités pour emmener des "disciples", dont une bonne partie ne ferait qu'un aller simple. Il évoque enfin la filière des déplacements politiques. "Quand le président Wade s'est rendu à l'Unesco pour y recevoir un prix et tenir meeting devant ses partisans au Palais des congrès, à Paris, il a obtenu des visas pour près de 500 personnes, dont beaucoup ne sont pas rentrées au pays."

Plus grave, Saliou n'hésite pas à imputer au trafic de drogue l'enrichissement soudain de certains de ses concitoyens. "Quand, en un an, un émigré peut se faire construire une grande maison, on se pose des questions. Tout le monde sait ici qu'il fait le revendeur de poudre blanche en s'approvisionnant auprès de grossistes étrangers. A Paris, le système fonctionne principalement dans les 18e et 20e arrondissements, mais aussi dans le 13e, autour du métro Chevaleret. Ne me faites pas dire que mes compatriotes immigrés sont des trafiquants, il s'agit d'une minorité, mais très efficace."

Il est avéré qu'une grande partie de la cocaïne sud-américaine transite par le Cap-Vert, la Guinée-Bissau et Dakar - où des saisies sont régulièrement opérées -, mais les spécialistes considèrent que son acheminement vers l'Europe n'est pas le fait de Sénégalais. En revanche, pour la distribution fine, ils n'excluent personne.

A l'appui des dires de Saliou, c'est en milliards de francs CFA que se chiffrent les flux de capitaux vers Louga et sa région. L'importance de ces mouvements est telle que les sociétés spécialisées dans les transferts de fonds - Western Union, Money Gram et Money Express - possèdent toutes des succursales modernes dans le centre de Louga devant lesquelles on fait parfois la queue pour percevoir des espèces. Saliou affirme que, voilà cinq ans, des policiers français sont venus à Louga pour enquêter sur des filières de blanchiment. "Deux ou trois personnes ont été inquiétées mais, face à la panique qui a saisi la ville, les choses en sont restées là."

Paru sur le quotidien Le Monde